Lutte et prévention contre l’inceste


PROPOSITION DE RÉSOLUTION
en application de l’article 34-1 de la constitution, visant à engager diverses mesures pour intensifier la lutte et la prévention contre l’inceste et à demander sa surqualification pénale
Enregistrée à la Présidence du Sénat le 30 septembre 2019


PRÉSENTÉE PAR

Mme Françoise LABORDE, MM. Jean-Claude REQUIER, Guillaume ARNELL, Stéphane ARTANO, Alain BERTRAND, Henri CABANEL, Mme Maryse CARRÈRE, MM. Joseph CASTELLI, Yvon COLLIN, Jean-Pierre CORBISEZ, Mmes Josiane COSTES, Nathalie DELATTRE, MM. Jean-Marc GABOUTY, Éric GOLD, Jean-Noël GUÉRINI, Mme Véronique GUILLOTIN, M. Éric JEANSANNETAS, Mme Mireille JOUVE, MM. Joël LABBÉ, Olivier LÉONHARDT, Jean-Yves ROUX, Raymond VALL, Mmes Annick BILLON, Catherine DEROCHE, Anne-Marie BERTRAND, Claudine KAUFFMANN, M. Marc LAMÉNIE, Mmes Claudine LEPAGE, Marie MERCIER, Michelle MEUNIER, Brigitte MICOULEAU, Dominique VÉRIEN et M. Dany WATTEBLED, sénateurs.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
La France enregistre un retard certain dans la prise de conscience de la gravité des violences incestueuses. Plusieurs études ont contribué, ces dernières années, à briser le tabou. Les mentalités évoluent rendant possible la reconnaissance de ces faits et leur qualification dans le code pénal. Des lacunes persistent cependant. L’objet de cette proposition de résolution est de contribuer à les combler.
Selon son auteure, il est urgent de faire évoluer le droit pénal pour prendre en compte l’évolution des mentalités et reconnaître, à sa juste valeur, la gravité du traumatisme subi par les victimes d’inceste. Les conséquences sur l’enfant et le mineur sont désormais pleinement identifiées par le corps médical et prouvées sur le plan neurobiologique, comportemental, cognitif et affectif. Elles contribuent à rendre le mineur plus vulnérable aux problèmes de santé, faisant peser sur lui des risques avérés de dépression nerveuse, de conduites addictives, de troubles alimentaires ou encore de difficultés scolaires ou de sociabilité.
L’enquête Virage 2015 – Violences et rapports de genre – conduite par l’Institut national d’études démographiques (INED) révèle qu’au cours de leur vie, 5 % des femmes et un peu moins de 1 % des hommes, de 20 à 69 ans, ont été victimes de viol, tentative de viol ou d’attouchements dans le cadre familial ou par l’entourage proche, dans plus de 90 % des cas ces actes ayant eu lieu pour la première fois entre 0 et 17 ans. Pourtant, le mot inceste n’apparaît pas une seule fois dans ce bilan.
Un sondage Louis Harris, réalisé en 2015 pour l’Association internationale des victimes de l’inceste (l’AIVI) évalue à 4 millions le nombre de Français ayant été victimes d’inceste, soit 6 % de la population, deux fois plus qu’en 2009, sans doute le signe d’une libération de la parole des victimes. Cette enquête met en lumière une carence : les faits se traduisent rarement par une issue judiciaire. Seules 30 % des victimes portent plainte et quand elles le font, il n’y a majoritairement pas de procès. 35 % des victimes qui choisissent de ne pas porter plainte, motivent leur silence par la peur d’être rejetées par leur famille.
En 2017, une étude réalisée par une équipe de chercheurs interdisciplinaires dans le cadre de la mission Sciences et société du CNRS et portant sur les violences sexuelles à caractère incestueux, dresse un état des lieux et des pistes d’action pour lutter contre le fléau des atteintes sexuelles sur mineurs, en France. Démontrant que tous les milieux sociaux sont frappés sans discernement par ce phénomène, y compris envers de jeunes garçons ou perpétrées par des femmes ou des mères, elle brise des stéréotypes encore très répandus et rappelle que la culture du silence est très forte quel que soit le milieu social. Elle donne une lueur d’espoir en rappelant que la prise en charge précoce des victimes de façon adaptée peut compenser, en partie, les traumatismes subis.
Dans cette étude du CNRS, la révélation de l’inceste apparaît comme une épreuve supplémentaire pour les victimes, se produisant en moyenne seize ans après les faits et pour 22 % d’entre elles plus de 25 ans après. Elle intervient le plus souvent en dehors du cercle familial (ami, conjoint, spécialiste). Aussi, le CNRS préconise de généraliser la formation des professionnels de l’enfance, de l’éducation, des équipes soignantes, des intervenants sociaux éducatifs, des personnels policiers et judiciaires, qui sont en première ligne pour identifier les atteintes incestueuses et recevoir la parole des victimes. L’étude incite à une prise en charge socio-éducative et psychologique systématique des victimes et des familles, encourageant à s’inspirer des modèles canadien ou belge. Le CNRS souligne la nécessité de mobiliser des réseaux de chercheurs dans une démarche interdisciplinaire pour intensifier la recherche et améliorer la prévention, tout comme il appelle à développer des campagnes d’information et de sensibilisation tournées vers les jeunes, vers la population en général et les lieux de socialisation (école, université, internet, réseaux sociaux).
Dans cette enquête, la sociologue S. CROMER pointe précisément les manquements du code pénal. Ainsi, par exemple, les violences sexuelles sans pénétration commises sur des garçons (fellations, masturbations imposées) n’ont pas le statut de crime ou de viol. L’inceste commis par des femmes, lui aussi, est le plus souvent occulté et impensé. Elle suggère de conduire une réflexion sur les frontières de la notion d’inceste, y compris juridiques, et d’enquêter sur le terrain pour appréhender les racines sociales de l’inceste, les liens des familles concernées avec les professionnels de l’enfance, leur perception de la notion de « bons parents » et de la violence à enfant. Selon elle, l’évolution du code pénal est primordiale, soulignant qu’il n’inclut, par exemple, ni le cousin ni le grand-oncle parmi les auteurs potentiels de violences incestueuses, il ne vise que les mineur(e)s, alors que la libération de la parole intervient si souvent à l’âge adulte, de très nombreuses années après les faits.
Dans l’état du droit actuel, l’inceste est considéré comme une circonstance aggravante du viol ou de violences sexuelles lorsqu’il est commis par un(e) ascendant(e) légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime. Or, cette définition pénale ne correspond ni à la réalité ni à la complexité des implications tant individuelles, matérielles, psychologiques que pénales pour les victimes. Pire, elle est favorable aux auteurs de ces actes. L’un des derniers tabous à briser concernant l’inceste est donc bien la reconnaissance de ce mot par le droit pénal.
Après de nombreux épisodes législatifs visant à faire reconnaître la pénalisation de l’inceste, c’est finalement par la loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant que le mot est de nouveau inscrit dans le code pénal, qualifiant viols et agressions sexuelles d’incestueux lorsqu’ils sont commis sur la personne d’un mineur par : un ascendant, un frère, une soeur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce ou le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité avec l’une des personnes mentionnées, s’il a sur le mineur une autorité de droit ou de fait. Les cousins ne sont pas inclus, en l’absence d’interdit du mariage entre cousins. Il s’agit là d’une sur qualification d’infractions existantes : le viol et l’agression sexuelle, pas de la reconnaissance d’une infraction spécifique. En conséquence, il faut rechercher l’absence de consentement de la victime, quel que soit son âge.
L’auteure de la présente proposition de résolution estime qu’en matière d’inceste, la reconnaissance du non-consentement doit être un principe inaliénable concernant les mineurs, limite d’âge ou pas. Toute disposition sous-tendant implicitement le consentement de la victime (c’est le cas des atteintes sexuelles sans violence, contrainte, menace ou surprise) doit être supprimée.
En 2016, les articles suivants du code pénal ont été modifiés : article 222-31-1, article 227-25, article 227-27-2-1 tout comme l’article 434-3 qui, lui, étend la non-dénonciation d’agression ou d’atteinte sexuelle sur mineur à tous les mineurs et plus seulement aux mineurs de 15 ans et de moins de 15 ans. Depuis la loi n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, le code pénal dispose d’un paragraphe 3 spécifique intitulé « De l’inceste » comprenant l’article 222-31-1 et l’article 222-31-2. Ces articles sont incomplets et passent sous silence la complexité des actes incestueux. Le mot inceste n’y figure pas, excepté dans le titre.
Si l’article 222-31-1 qualifie les relations incestueuses, il ne prévoit aucune conséquence juridique ni sur le viol ni sur les agressions sexuelles. Les conséquences juridiques de l’article 227-27-2-1 sont faibles, il ne comporte aucune mention visant à faire apparaître au casier judiciaire de l’auteur les violences sexuelles aggravées du caractère incestueux. Il qualifie les atteintes sexuelles incestueuses, autres que le viol et les agressions sexuelles. Il en résulte donc bien que si l’inceste est puni par le code pénal, c’est seulement par le biais du mécanisme des circonstances aggravantes. Enfin, le fait que des articles relatifs à la limite des quinze ans soient disséminés dans le code pénal entretient la confusion autour de l’âge de la victime et une grande complexité dans l’interprétation des textes. Il est urgent que toute ambiguïté soit levée : aucun mineur ne consent à l’inceste. Pourtant, plusieurs articles du code pénal statuent encore sur les agressions sexuelles selon l’âge de la victime.
En conséquence, l’auteure de la présente proposition de résolution considère que toute disposition sous-tendant implicitement un consentement de la victime (c’est le cas pour les atteintes sexuelles sans violence, contrainte, menace ou surprise) doit être supprimée et le non- consentement reconnu comme principe inaliénable pour les mineurs, sans limite d’âge.
D’autres pistes d’évolution seraient souhaitables pour que le droit actuel gagne en cohérence. Considérer toute atteinte et tout acte sexuel incestueux, au sens de l’article 222-31-1, comme constituant soit un viol soit une agression sexuelle, avec comme critère de distinction, l’acte de pénétration. Cela aurait pour effet, d’une part, de ne plus poser la question du consentement à une victime mineure d’inceste mais aussi d’aligner les peines encourues par un auteur d’agressions sexuelles ou de viol incestueux sur un mineur de plus ou moins de 15 ans. Cela conduirait à punir le viol incestueux sur mineur de 20 ans de réclusion criminelle et les agressions sexuelles sur mineurs de 10 ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Cette hypothèse ne change rien pour ces infractions envers des mineurs de moins de 15 ans, hormis le fait que la surprise, la violence, la menace ou la contrainte seraient caractérisées par l’acte incestueux. Le changement le plus important interviendrait en ce qui concerne les mineurs de plus de 15 ans car, en matière de viol, la peine pourrait être portée à 20 ans de réclusion criminelle contre 15 ans actuellement. Quant aux agressions sexuelles, il serait souhaitable de porter la peine à 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende, contre 7 ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende, aujourd’hui. Enfin, il conviendrait de supprimer l’infraction d’atteinte sexuelle incestueuse. Enfin, une avancée déterminante serait d’abandonner les circonstances aggravantes des ascendants pour les victimes mineures de viol ou d’agressions sexuelles car, au sens de l’article 222-31-1 modifié, le constat de l’inceste suffirait à caractériser le viol incestueux (si pénétration) et les autres agressions sexuelles (toutes les autres atteintes sexuelles).
Faisant le constat que la loi du 3 août 2018 n’a clarifié ni cette complexité ni les dispositions du code pénal relatives à l’inceste ou même à l’autorité parentale des auteurs de violences sexuelles à caractère incestueux, la présente proposition de résolution entend démontrer l’urgente nécessité de sur qualifier pénalement les viols et agressions sexuelles à caractère incestueux sur mineurs.
Son auteure dresse des pistes pour contribuer à améliorer la cohérence du code pénal et à briser le tabou de l’inceste du point de vue du droit. L’une d’elle pourrait être, par exemple, de qualifier l’inceste dans le code pénal, comme un délit spécifique. Elle estime, en effet, que les incestes sont trop souvent considérés comme circonstances aggravantes de délits d’agressions sexuelles jugés en correctionnelle plutôt que qualifiés comme des délits d’inceste jugés en tant que tels. Elle regrette que cette « correctionalisation » de l’inceste et des viols sur mineurs profite à leurs auteurs au détriment des victimes. Elle considère cette situation comme un déni de réalité minimisant les faits, leur gravité, et leurs conséquences à long terme sur les victimes.

Proposition de résolution visant à engager diverses mesures pour intensifier la lutte et la prévention contre l’inceste et à demander sa surqualification pénale

Le Sénat,

Vu l’article 34-1 de la Constitution,

Vu la loi n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes,

Vu la proposition de loi n° 293 d’orientation et de programmation pour une meilleure protection des mineurs victimes d’infractions sexuelles adoptées le 27 mars 2018 par le Sénat (texte adopté n° 84, 2017-2018),

Vu les conclusions de l’étude de la mission « sciences et société » du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sur les violences sexuelles à caractère incestueux d’avril 2017 remise à la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes,

Vu l’étude VIRAGE de l’Institut national d’études démographiques (INED) sur les violences sexuelles publiée en 2015,

Vu l’étude de législation comparée n° 102 établie par les services du Sénat en février 2002,

Vu l’article 33 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (dite « Convention de Lanzarote ») ratifiée par la France qui prévoit qu’en matière d’infraction sexuelle sur la personne d’un mineur, « chaque Partie prend les mesures législatives ou autres nécessaires pour que le délai de prescription pour engager des poursuites du chef des infractions établies conformément aux articles 18, 19, paragraphe 1. a et b, et 21, paragraphe 1. a et b, continue de courir pour une durée suffisante pour permettre l’engagement effectif des poursuites, après que la victime a atteint l’âge de la majorité, et qui est proportionnelle à la gravité de l’infraction en question »,

Vu les travaux de la mission commune d’information sur les politiques publiques de prévention, de détection, d’organisation des signalements et de répression des infractions sexuelles susceptibles d’être commises par des personnes en contact avec des mineurs dans le cadre de l’exercice de leur métier ou de leurs fonctions, lancée par le Sénat en octobre 2018,

Vu le premier plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants lancé le 1er mars 2017,

Considérant que compte tenu du devoir de soin, de secours et de sécurité inscrit dans le code de la famille, il est urgent de mener une politique pénale offensive contre l’inceste et de mettre en œuvre une politique transversale de sensibilisation, d’information et de prévention pour lutter contre l’inceste ;

Est convaincu de la nécessité du lancement d’une campagne nationale de sensibilisation et d’information auprès du grand public ;

Recommande le lancement d’un plan de formation d’envergure nationale auprès des agents de la fonction publique et des professionnels en contact avec les mineurs : secteur de l’enfance, de la petite enfance, secteur médicosocial, secteur éducatif, associatif, culturel et sportif, afin de favoriser une meilleure prise en compte de la parole des victimes et une détection systématique de ces atteintes spécifiques ;

Incite le Gouvernement à soutenir toute initiative qui aurait pour but de faire évoluer le code pénal en vue de sanctionner plus sévèrement les actes incestueux et de qualifier l’inceste en tant que tel dans ce code ;

Souhaite que soit rendu obligatoire le signalement des soupçons de violences sexuelles sur mineurs, y compris pour les médecins et professionnels de santé, tout en protégeant ces derniers de toutes poursuites devant les juridictions pénales et les instances disciplinaires professionnelles ;

Reconnaît que l’inceste ne peut pas être un acte consenti et formule le souhait que ce principe soit reconnu explicitement dans le code pénal ;

Surveillera avec diligence l’application des mesures inscrites dans le premier plan interministériel de lutte contre les violences faites aux enfants lancé le 1er mars 2017, dont celles relatives aux atteintes sexuelles à caractère incestueux ;

Insiste sur l’importance de développer l’information des enseignants et des enfants par une campagne d’information auprès des élèves, de la maternelle jusqu’au lycée, sur leurs droits et sur les limites à ne pas dépasser concernant leur intimité, sur l’existence du numéro d’appel « 119 » et de son rôle ;

Appelle à la création d’un organisme interministériel dont l’objet serait de piloter la prévention de l’inceste, d’informer le public, de coordonner la recherche et de protéger les victimes ;

Demande au ministère de la justice d’agir pour réduire la durée d’instruction et de jugement créant une attente parfois de plusieurs années, traumatisante pour l’enfant et d’améliorer l’aide juridictionnelle pour les victimes de crimes sexuels.

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