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Diploïdes ou triploïdes pour le Nouvel An ? Derrière les étals d’huîtres, un marché très opaque pour les consommateurs

FRANCE INFO – 31/12/2020 – Par Mathieu Lehot

Le coquillage star des repas de fêtes n’est pas aussi naturel qu’on le croit. Une grande partie de la production est le fruit de modifications faites en laboratoire. Mais, pour l’instant, les clients n’en sont pas informés.

A table ! Comme chaque année pendant les fêtes, les huîtres font partie des stars de nos assiettes. Quoi de plus authentique que ces coquillages gorgés d’iode au bon goût marin ? Pourtant, une grande partie des huîtres ne naissent pas naturellement dans la mer et sont le fruit de modifications chimiques faites en laboratoire. Mais inutile de rechercher cette information sur les étiquettes des bourriches. Elle n’y est pas mentionnée.

L’époque où tous les ostréiculteurs collectaient les huîtres en mer à leur naissance pour ensuite les élever dans leurs parcs est révolue. Désormais, une grande partie de la profession s’approvisionne dans des écloseries, des super-producteurs qui pratiquent de l’élevage industriel de mollusques préalablement sélectionnés. Ces intermédiaires permettent aux ostréiculteurs de bénéficier d’un approvisionnement régulier en bébés, les naissains, sans avoir à se soucier des aléas naturels. Surtout, les écloseries produisent une huître particulière : la « quatre saisons ».

Fruit des recherches menées par des scientifiques américains dans les années 1990, qui ont par la suite été reprises et développées dans les années 2000 par l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), l’huître « quatre saisons » est un coquillage dit triploïde. Elle est dotée de dix lots de trois chromosomes identiques, contrairement à l’huître sauvage, qui possède dix lots de deux chromosomes identiques et qui est donc dite diploïde. Pour obtenir une huître triploïde (ou triplo), les chercheurs ont créé artificiellement, par traitement chimique, des super-mâles à dix lots de quatre chromosomes, les tétraploïdes, qu’ils accouplent avec des huîtres diploïdes.

L’huître triploïde, un coquillage super productif

L’huître triploïde qui naît de cette union présente de nombreux avantages. A commencer par le fait qu’elle est censée être stérile. Les huîtres naturelles se reproduisent entre les mois de mai et d’août. Pendant cette période, elles sécrètent des semences qui les rendent laiteuses et sont donc peu appréciées des consommateurs. Mais les huîtres triploïdes ne produisent pas cette substance. Elles sont donc commercialisables toute l’année. L’autre avantage des huîtres triploïdes, qui découle également de leur stérilité, c’est qu’elles ne se reproduisent pas. Toute leur énergie est donc consacrée à leur croissance. Elles grandissent plus vite, en seulement deux ans, alors qu’il en faut au moins trois pour qu’une huître naturelle atteigne la maturité.

Les qualités productives et commerciales de l’huître triploïde lui ont assuré un grand succès auprès de nombreux ostréiculteurs ces dernières années. Des grands noms, comme la célèbre marque Gillardeau, y ont recours. En 2012, lors du dernier grand recensement conchylicole réalisé par le ministère de l’Agriculture, 50% de la production de naissains se déroulait en écloserie. Pas moins de 3,6 milliards de petites huîtres sortaient alors de ces structures, soit cinq fois plus que dix ans auparavant. Et, toujours selon ce même rapport, 80% des naissains produits en écloserie étaient des triploïdes.

Des informations dont le consommateur n’a pas connaissance lorsqu’il achète ses huîtres, puisqu’il n’y a pas le moindre étiquetage lié à la traçabilité et que rien ne permet de différencier ces coquillages à l’œil nu, même pour les poissonniers. « On n’a pas d’information, pas d’étiquette. Les producteurs ne nous renseignent pas. On ne peut pas savoir quel est le type d’huître que l’on vend », explique Pierre Labbé, poissonnier à la retraite qui officie encore comme président de la Fédération des poissonniers de Bretagne. Même le label officiel AB (pour « agriculture biologique »), qui certifie le recours à des pratiques de culture et d’élevage soucieuses du respect des équilibres naturels, ne suffit pas à différencier les huîtres sauvages de celles nées en écloserie. « Les huîtres triploïdes ne peuvent pas en bénéficier. Mais les huîtres diploïdes produites en écloserie y ont droit. C’est stupide. Le label bio est censé protéger le naturel », se plaint Benoît Le Joubioux, ostréiculteur dans le golfe du Morbihan.

Une profession divisée

Ce fervent défenseur de la culture naturelle de l’huître a fondé, en 2007, une association, Les ostréiculteurs traditionnels, pour défendre la production des huîtres sauvages. L’association, qui compte aujourd’hui une centaine d’adhérents, a créé son propre label à destination des consommateurs. Nature et Progrès, une autre association, spécialisée dans la défense de l’environnement, réserve également sa certification aux huîtres déclarées comme nées naturellement en mer par leurs producteurs. Des initiatives insuffisantes aux yeux de Benoît Le Joubioux, qui réclame un étiquetage obligatoire pour toutes les huîtres vendues en France.

Mais cette demande est bien loin de faire consensus au sein de la profession. Pour le Comité national de la conchyliculture (CNC), l’organisation représentative de la filière qui rassemble les producteurs, les écloseurs et les poissonniers, la différenciation des huîtres nées naturellement en mer de celles produites en écloserie est un non-sujet. « Quand on mange du veau, on ne se demande pas s’il est né à la suite d’une insémination artificielle ou si c’est le taureau qui a monté la vache dans son champ. Alors pourquoi devrait-on se poser cette question pour les huîtres ? se défend Philippe Le Gal, ostréiculteur et président du CNC. Ce sujet est évoqué depuis très longtemps au sein de notre profession. Mais il n’y a jamais eu de demande du consommateur en ce sens. Il n’y a donc pas de raison de l’indiquer. »

En interne, la question de l’étiquetage des huîtres semble être un sujet tabou. C’est du moins ce qu’a constaté l’ex-poissonnier Pierre Labbé, ancien membre du CNC jusqu’en 2014, dont il a présidé le groupe commerce et industrie.

« Lorsque j’étais au CNC, j’avais demandé que des mesures soient prises pour mieux informer le consommateur en termes de traçabilité. Mais je m’étais cassé les dents. On m’avait dit : ‘Non, ça, il ne faut pas en parler.' »
Pierre Labbé, ancien membre du Comité national de la conchyliculture

Au Parlement, des élus ont décidé de se saisir du sujet. C’est notamment le cas du sénateur écologiste du Morbihan Joël Labbé. Cet ancien du parti Europe Ecologie-Les Verts milite depuis 2012 auprès de ses collègues pour que la loi impose un étiquetage indiquant si les huîtres sont nées naturellement en mer ou si elles ont été produites en écloserie. Il a déposé plusieurs amendements en ce sens au cours du quinquennat de François Hollande, sans jamais obtenir de majorité. Des échecs qu’il impute principalement à la résistance des ostréiculteurs. « Dans ce domaine, il y a un lobbying fort », explique le sénateur.

Avec l’arrivée de la nouvelle majorité LREM en 2017, Joël Labbé a trouvé un nouveau soutien à l’Assemblée nationale, en la personne de Sandrine Le Feur. Cette agricultrice bio, élue sous l’étiquette En marche ! dans le Finistère, s’est alliée au sénateur du Morbihan pour imposer l’étiquetage des huîtres. Un travail qui a failli aboutir en octobre 2018, à l’occasion du vote de la loi EGalim pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable. A la faveur d’une fin de soirée, pendant laquelle les travées de l’Hémicycle étaient clairsemées, la députée a réussi à faire voter un amendement sur l’étiquetage des huîtres, contre l’avis du gouvernement. « A l’Assemblée, on a des moments où les députés de la majorité sont moins attentifs », s’amuse-t-elle aujourd’hui. Mais ce coup de théâtre a fait long feu. Quelques jours à peine après son vote, l’amendement a été censuré par le Conseil constitutionnel, avec une série d’autres mesures, au motif qu’elles n’avaient « pas de lien, même indirect, (…) avec le projet de loi ».

Puissant lobby et nouvelles maladies

En 2019, les députés de la majorité ont rassemblé les articles invalidés par le Conseil constitutionnel pour les faire revoter dans une proposition de loi dite « EGalim suite ». Sandrine Le Feur et Joël Labbé espéraient alors faire repasser l’obligation d’étiquetage des huîtres. Mais il n’en a rien été. « Les députés ont repris tous les articles censurés en 2018, sauf le nôtre », raconte Sandrine Le Feur. Interpellé par la députée du Finistère au cours d’une commission parlementaire, Didier Guillaume, le ministre de l’Agriculture de l’époque, avait exprimé une opposition ferme à cette demande. « Le gouvernement est défavorable à cette proposition, c’est trop compliqué à mettre en œuvre pour les producteurs et la profession est très divisée. Donc aujourd’hui, nous ne pouvons pas amener cet étiquetage, et puis nous n’avons pas de preuves, honnêtement, que ce soit en pleine mer ou que ce soit en élevage, que cela change quoi que ce soit », avait déclaré le ministre.

En concertation avec le CNC, le gouvernement a demandé en 2019 aux ostréiculteurs de réaliser une étude sur les attentes des consommateurs. Le CNC a présenté les premiers résultats de ces travaux, au début de l’année 2020, au groupe conchyliculture de l’Assemblée nationale, présidé par l’ex-ministre de l’Agriculture Stéphane Travert. Mais l’enquête des ostréiculteurs n’a pas convaincu les élus.

« Leur étude n’était pas crédible. Ils se sont contentés d’interroger des visiteurs du Salon de l’agriculture. Alors que c’est sur les marchés qu’il faut questionner les gens. Et leur questionnaire ne portait pas sur la naissance des huîtres mais sur l’indication d’une origine France. »
Sandrine Le Feur, députée du Finistère, à franceinfo

Les ostréiculteurs ont été sommés de revoir leur copie. De nouveaux résultats sont attendus au premier semestre 2021. Car derrière cette bataille autour de l’étiquetage se cachent aussi des enjeux environnementaux. La filière ostréicole est ébranlée depuis plus de dix ans par une forte hausse de la mortalité des huîtres. Ce phénomène est dû à l’arrivée de nouvelles maladies.

En 2008, un herpès virus, l’OsHV-1, est apparu soudainement en France et a décimé les élevages de naissains. Puis, dans les années 2010, les huîtres adultes ont été frappées à leur tour par une bactérie mortelle, le Vibrio aestuarianus. Les défenseurs de l’huître sauvage affirment que cette surmortalité est liée aux huîtres nées en écloserie. « Les huîtres sont de plus en plus fragiles, observe l’ostréiculteur Benoît Le Joubioux. Et on se pose la question de l’existence d’un lien avec le développement des écloseries. » Pour Sandrine Le Feur, le lien de cause à effet fait peu de doutes. « Je constate le même phénomène dans l’ostréiculture que dans l’agriculture. On fait de l’élevage intensif. Ce qui provoque des maladies, avec des huîtres traitées aux antibiotiques dans les écloseries, et qui sont plus faibles une fois mises dans les parcs », dénonce la députée.

Un risque de catastrophe écologique

De fait, les professionnels constatent des mortalités plus fortes chez les huîtres « quatre saisons ». Sandrine Mazurier, ostréicultrice dans le bassin d’Arcachon, a par exemple cessé la production d’huîtres triploïdes, qu’elle juge trop fragiles face aux maladies. « Nous étions arrivés à 70% de mortalité il y a cinq ou six ans. J’ai donc décidé de ne plus en faire », explique-t-elle. Autre problème : l’Ifremer, qui travaille sous la tutelle du ministère de l’Ecologie et qui est chargé de surveiller la mortalité des huîtres, est accusé par une partie de la profession d’être juge et partie, et donc de ne pas mener les études nécessaires. « Jusqu’à récemment encore, l’Ifremer avait le monopole de la production des tétraploïdes qui sont utilisées dans les écloseries pour produire les triploïdes. Ils ne sont pas neutres et nous sommes sûrs que beaucoup de choses sont mises sous le tapis », dénonce Adrien Teyssier, ostréiculteur en Normandie et coauteur d’un documentaire sur l’huître triploïde.

Des chercheurs du CNRS basés à Caen (Calvados) ont par exemple découvert que les triploïdes produisent des gamètes matures avec lesquels il est possible de faire de la fécondation, alors que l’Ifremer affirme que l’huître « quatre saisons » est stérile. Pour mettre fin à une situation que ses détracteurs qualifient de « conflit d’intérêts », l’Ifremer s’est résolu à ne plus produire d’huîtres tétraploïdes et à transférer cette prérogative aux écloseurs.

Mais cette solution ne rassure pas les défenseurs de l’environnement. Leur crainte : que des super-géniteurs tétraploïdes s’échappent des écloseries pour finir dans les milieux marins. Un scénario qui pourrait conduire, en théorie, à une stérilisation de toute l’espèce. « Il est primordial que les bâtiments des écloseries soient sécurisés pour que les tétraploïdes ne s’échappent pas. Parce que ce serait une catastrophe écologique », avertit le sénateur Joël Labbé.

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