Reporterre

Il citait du Bob Dylan au Sénat : l’écolo Joël Labbé raccroche

REPORTERRE – 22/09/2023 – PAR EMMANUEL CLÉVENOT

Le sénateur qui a fait des pesticides son cheval de bataille, Joël Labbé, quitte le Sénat après douze années à y défendre l’écologie. Toujours avec un style détonnant.

JL- E-Clevenot

Saint-Nolff (Morbihan), reportage

« Un entretien, d’ici mardi ? » À l’autre bout du fil, Sylvie Valet semble farfouiller dans l’agenda du sénateur, visiblement overbooké. « Bon, c’est bien parce que c’est Reporterre », finit par trancher la collaboratrice parlementaire. Pas question cependant de se pavaner au palais du Luxembourg, où notre hôte se prête parfois au jeu des photographes. Cette fois-ci, Joël Labbé reçoit à demeure, dans son village de Saint-Nolff. Pour l’opulence et le trône de Napoléon Iᵉʳ, il faudra repasser.

En ce dimanche de septembre, la silhouette du septuagénaire apparaît en haut de la rue des Lavandières. Retroussées, les manches de sa chemise noire dévoilent, autour de son poignet, un tatouage polynésien. Chacun de ses doigts, ou presque, est orné d’une bague argentée. Les mêmes trimballées depuis douze ans, à en croire les images d’archives. L’âge avançant, sa chevelure lui joue des tours : ébouriffée sur les côtés, elle s’éclaircit doucement sur le dôme. Il a le look du rockeur rebelle, et les iris du marin breton.

Dans quelques jours, le Sage du Morbihan raccrochera une bonne fois pour toutes les crampons. « Et dire que c’est peut-être le foot qui m’a traîné ici », sourit-il. L’ancien attaquant « tenace et spectaculaire », prêt à s’éclater l’arcade sourcilière d’une tête plongeante sur le pied de l’adversaire, a su séduire jusque dans les urnes. À 25 ans, il décrochait un mandat électoral au conseil municipal de sa bourgade natale… dont il deviendra maire à trois reprises, de 1995 à 2014.

Rock’n’roll et sans cravate

Avant de devenir un rouage de la démocratie, Joël Labbé vivait dans une petite ferme, auprès d’une famille paysanne. « De petit blond tranquille, comme aimait dire ma mère, j’ai vrillé à l’adolescence, dit-il. En Mai 68, je n’avais même pas 16 ans, mais déjà l’esprit révolutionnaire. » Pour vivre son idylle avec Danielle, bientôt maman d’un nourrisson, il abandonna l’université au grand désespoir des parents. Eux l’imaginaient professeur de langue. « C’était une autre époque, j’avais le privilège de l’insouciance. »

En toquant à la Sécurité sociale, le Nolféen candide dégota un job alimentaire. « Vous commencez lundi, lui lança le recruteur. Par contre, faudra couper les cheveux et mettre une cravate. » L’après-midi même, Joël Labbé déclina l’offre. Les prémices d’une bataille culturelle contre cet emblème du pouvoir masculin et des normes sociales imposées, que le sénateur poursuivra jusqu’à la Chambre haute, près d’un demi-siècle plus tard…

La cravate ? « Je ne la porterai plus. »

En effet, en février 2015, lors d’une niche parlementaire, l’écologiste s’apprêtait à défendre l’interdiction des néonicotinoïdes tueurs d’abeilles. « J’étais naïf, utopiste comme toujours, et j’y mettais du cœur. » Des cernes comme témoin de la nuit de labeur écoulée, il grimpa à la tribune d’un pas décidé. « Et là, les sénateurs de droite se foutent ouvertement de ma gueule. Vraiment avec mépris », se souvient-il, encore rageur. Suivit alors une entorse au dress code du Parlement, immortalisée par les caméras de Public Sénat. Joël Labbé tomba l’accessoire à la forme phallique accroché autour de son cou, et déclara : « Je ne la porterai plus. »

Tripotant son alliance, il rattrape le fil de son autobiographie. Ouvrier agricole une année, puis technicien de laboratoire, le tout pour gagner sa croûte. Lors de l’élection présidentielle de 1974, les répliques percutantes de René Dumont, tout premier candidat écolo, l’interpellèrent : « La voiture, ça pue, ça pollue et ça rend con. » Joël Labbé plongea alors dans les écrits du politicien au pull rouge. Son ouvrage, L’Utopie et la vie (éd. Actes Sud, avril 2023) est d’ailleurs un hommage au livre de son aîné, L’Utopie ou la mort !, paru cinquante ans plus tôt. Et voilà qu’il devint écologiste dans l’âme.

L’intrus du Parlement

Le 25 septembre 2011, alors âgé de 58 ans, le Morbihannais s’est approprié le fauteuil en velours n° 303, perché au pinacle de l’hémicycle. Il l’a occupé douze ans. « Le Sénat… c’était une autre dimension, décrit-il. Désormais, il fallait s’adresser à la nation, devant tout un tas de journalistes, de télé et de radios. » Lui débarquait avec sa dégaine rock’n’roll et sa chevelure blanchâtre, sans rien connaître aux us et coutumes. Les autres le scrutaient, condescendants, comme s’il était une bête de foire. « Là-bas, tout est feutré. Personne ne vous le dira en face, mais on m’a fait sentir que je n’avais pas ma place ici. »

Son baptême du feu survint le 12 octobre de la même année. La veille, Élodie, sa collaboratrice, lui avait confectionné ce qui fut la toute première intervention d’un sénateur écologiste dans cette maison chargée d’histoire. « C’était parfait, mais techno. Alors, j’ai griffonné une accroche à ma sauce… Et elle m’a dit de ne surtout pas dire ça. » Le jour J, Joël Labbé apparût aux écrans avec deux feuilles. Une version dans chaque main.

La suite entra dans les annales : « Il y a quelques jours, je suis entré ici avec beaucoup d’émotion […] et il m’est venu en tête une douce petite musique portant ces mots très forts : “For the times, they are a-changin’”. C’était Bob Dylan. » Clin d’œil au « grand poète des années 60 », l’envolée lyrique déplut. Les ricanements couvrirent bientôt la voix chevrotante de l’ingénu, qui semblait pouvoir éclater en sanglots à tout moment. Aux premières loges, Thierry Mariani, ministre des Transports de Nicolas Sarkozy, savourait le spectacle avec le regard omnipotent du maître sur l’élève.

Chaque dimanche, à l’aube, le parlementaire s’en allait pédaler dans la cambrousse bretonne. Un rendez-vous immanquable, pour chasser de son esprit les souffrances parisiennes. « J’étais rongé par un sentiment d’illégitimité. Parfois, je n’osais même plus lever la main dans les débats pour demander la parole. J’avais peur. » Sa mère, Germaine, le ressentait, impuissante. Son père, Jean, était lui décédé au lendemain de sa toute première élection à la tête de la mairie de Saint-Nolff : « Il aurait été fier de moi », chuchote Joël Labbé, les yeux embués de larmes.

Une décennie plus tard, son hypersensibilité reste intacte. Il a appris à dompter sa timidité maladive, « grand fardeau de [son] enfance », à être respecté par ses pairs et apprécié pour sa franchise. L’inexpérimenté est devenu fin stratège, « au sens noble du terme, et sans vendre [son] âme ». Un transfuge de classe ? « Non, affirme-t-il après hésitation. J’ai grandi dans une classe populaire, et dans mon esprit, je n’en suis jamais sorti. »

Les pesticides, son combat éternel

La tête enfoncée dans les épaules, l’homme évoque les grandes batailles de deux mandats écoulés. « J’ai beaucoup défendu l’agriculture biologique… avec peu de succès », lâche-t-il, d’une modestie à toute épreuve. L’écologiste a toutefois réussi un sacré coup de poker. Dès 2012, il a intégré une mission d’information sur les pesticides, auditionnant par dizaines maraîchers, industriels et scientifiques, « une toubib de Bordeaux spécialiste du cancer du vigneron ou encore un chirurgien du CHU de Nantes, expert en malformations des nourrissons ».

Les témoignages recueillis sont accablants. Un jour, un vieil administrateur, pourtant tenu à l’obligation de réserve, lui murmura être de tout cœur avec lui : « De tels rapports, j’en ai vu passer un paquet… Et tous finir au placard », le prévint-il cependant. Aujourd’hui, Joël Labbé atteste du poids colossal des lobbies sur le Parlement : « La FNSEA, les firmes de l’agrochimie et de l’agro-industrie, certaines banques agricoles… Toutes ces ramifications font tout pour que personne ne puisse bousculer le système établi. Et ce, quels qu’en soient ses méfaits. »

Comment travaillent-ils ? Le sénateur laisse échapper un rire : « Aucune idée ! Je n’étais pas fréquentable à leurs yeux. » Il affirme toutefois que, « même sous Hollande », les dés étaient pipés. « Tous les ministres de l’Agriculture, sans exception, ont été à la botte de la FNSEA. Ce syndicat est un État dans l’État. »

« Les ministres passent, la biodiversité et la santé trépassent. Hélas ! »

Et pourtant, l’audace a fini par lui sourire. Le 6 février 2014, une proposition de loi visant à interdire l’utilisation de produits phytosanitaires pour l’entretien des espaces publics et dans les jardins domestiques était votée à l’Assemblée nationale. Peu y croyaient, y compris dans les rangs écologistes, mais voilà que le Morbihannais a donné son nom à une loi. « Bon, j’ai dû faire une croix sur les cimetières [sous pression de la droite, qui refusait que ces lieux soient aussi soumis à l’interdiction des pesticides]… mais étrangement, il y a eu une sorte de petite révolution culturelle. Bon nombre de mairies ont naturellement banni néonicotinoïdes et glyphosate dans les travées de ces lieux. »

À l’approche de sa retraite sénatoriale, Joël Labbé déclarait en avril dernier à l’hémicycle : « Les ministres passent, la biodiversité et la santé trépassent. Hélas ! » A-t-il perdu en chemin son optimiste d’antan ? « Il faut oser le dire… mais non. Je suis le papy d’une fillette de 9 mois. Je ne peux me résoudre à dire que dans cent ans, la Terre sera inhabitable. »

Pour Joël Labbé, le train de 6 h 28, entre Vannes et Paris, ne sera bientôt plus qu’une histoire ancienne. Le sénateur tire sa révérence, et passe le témoin à une autre génération. Celle, notamment, de Mathilde Olivier, candidate écologiste à 29 ans. L’enfant de Saint-Nolff, lui, a mérité son bol d’air. Dès demain, il enfourchera son vélo « pour traverser l’Europe en solitaire ».

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