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« Le gazon est un non-sens écologique » : et si on rangeait enfin tondeuses, engrais et pesticides ?

LE MONDE – 03/09/2021

Douze millions de jardins avec pelouse dans l’Hexagone ont fait éclore un marché de près d’un milliard d’euros. Mais le carré immaculé, constamment arrosé, entretenu et tondu au mépris de la biodiversité et de l’environnement, n’est plus en odeur de sainteté. Silence, on laisse pousser.

Elle vient d’un coup, sans prévenir, à l’écoute du « tchic-tchic » matinal de l’arrosage automatique ou tandis qu’on noie la pelouse, tuyau en mains. Cette vague sensation de malaise teintée de culpabilité face au gazon semé, roulé, nourri d’engrais organique, tondu, scarifié, semé encore, inlassablement arrosé mais pas bien beau, finalement. Pas envie de se l’avouer mais on le pressent : une époque est révolue que symbolisait l’impeccable tapis vert.

Sur gazon se déroulait la vie pavillonnaire, entre les haies taillées au carré et les rosiers en plates-bandes. La tonte bruyante du samedi, le barbecue du dimanche, le foot mêlant les enfants, les regards des voisins jaugeant à la hauteur du brin d’herbe les qualités morales du jardinier, au pissenlit près. Les « trente glorieuses » fleuraient l’herbe tondue, sur le modèle propret des lotissements de banlieue américaine. La moquette de graminées prolongeait celle du salon. Maniant tondeuse et chimie, le père de famille offrait le confort rassurant d’une nature domestiquée.

Le jardin : une histoire de domination sociale

Une parcelle d’herbe sans culture, donc non nourricière : au Moyen Âge, seuls les moines, seigneurs et rois peuvent s’offrir ce luxe. Les premiers gazons poussent aux abords des châteaux et demeures seigneuriales. Devenus signes de distinction sociale, ils dessinent les complexes jardins à la française, à la fin du XVIIe siècle. Pour Louis XIV, c’est d’un vaste rectangle de gazon (alors appelé « tapis vert ») que Le Nôtre souligne la perspective du Grand Canal, dans le parc de Versailles.

L’élite anglaise du XVIIIe siècle se pique de recréer au jardin de romantiques paysages pastoraux, ensuite copiés par les aristocrates américains. La révolution industrielle amène les tondeuses manuelles puis à moteur (1919), qui connaissent un énorme succès à partir des années 1960, ainsi que les engrais et désherbants chimiques. Parti d’Europe, le gazon y revient, actant l’ascension sociale des classes moyennes suburbaines sous influence américaine. Mais au Canada naît une rébellion antigazon, qui s’étend dans toute l’Amérique du Nord des années 1970 : halte à la pression sociale, vive le Freedown lawn, le gazon de liberté, échevelé et sans intrants chimiques !

Le millénaire a changé mais la culture du gazon a de beaux restes. Chez nous, les 12 millions de jardins avec pelouse ont fait éclore un marché (semences, outillage, produits…) de près d’un milliard d’euros, « dont 82 millions pour les semences de gazon destinées aux particuliers, qui sont en plein boum », évalue Jean-Marc Lecourt, président de l’association Société française des gazons. On friserait même la « pénurie européenne », à croire la Semae, interprofession des semences et plants. Chez Gamm vert et Jardiland, jardineries du groupe InVivo, le printemps 2021, côté graines de gazon, a été plus florissant encore que celui de 2019 (dernière comparaison possible), appuie Carole Fischel, qui y dirige le secteur végétal : « Les investissements pour le jardin ont augmenté. Or le gazon reste un élément important de sa constitution. » Le premier réflexe de l’acquéreur de maison qui ne sait trop que planter sur son bout de terre tant espéré.

Moquette ou herbe à vaches

Du vert en boîte en carton. Les paysagistes en sèment à tout-va chaque printemps, bien que l’automne soit plus approprié. « Il y a encore du boulot pour faire accepter autre chose qu’un gazon uniforme, surtout aux plus de 40 ans, soupire Olivier Planchenault, qui exerce à Champigné (Maine-et-Loire). Au départ, les clients disent tous qu’ils n’attendent pas un green de golf. Mais dès qu’apparaissent des adventices au printemps, ils reviennent vers moi : “Il y a quand même des mauvaises herbes… Comment allez-vous procéder ? Le trèfle, le pissenlit, la pâquerette, ça fait herbe à vaches, eux ont payé pour du gazon, celui qu’on fait tondre le vendredi avant l’arrivée des invités. Pour son côté tape-à-l’œil. Ils se mettent à quatre pattes pour chercher le trèfle, ils sont obnubilés par la notion du propre”. »

« Il y a encore du boulot pour faire accepter autre chose qu’un gazon uniforme, surtout aux plus de 40 ans » – Olivier Planchenault, paysagiste

Inlassablement, le paysagiste installé au nord d’Angers tente la pédagogie. « Quand on me dit que le jardin est très grand, je saute sur l’occasion, je propose de laisser un espace de biodiversité où la nature se développe librement. Mais j’ai du mal à convaincre… » Pas mieux pour son confrère Nicolas Deschemps, à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine) : « Quand les gens ont des enfants, ils veulent un gazon. Dans notre société aseptisée, le gamin doit rester propre, alors ils attendent un sol souple comme à la crèche, ils ont peur des couvre-sol qui fleurissent, à cause des abeilles. C’est un peu attristant, seuls 20 % de ma clientèle bouge. »

Les autres lui demandent souvent de dérouler, comme une moquette, du gazon prêt-à-poser, pour la magie du verdissement instantané et la garantie (temporaire) 100 % sans « mauvaises herbes ». Cultivées dans de vastes exploitations agricoles, ces plaques d’herbe ne sont « pas très écologiques », sait Jean-Michel Pougnet, de Botanic, réseau de jardineries naturelles qui refuse d’en vendre. « Leur culture sur sols sableux demande beaucoup d’intrants. Pesticides, fongicides, désherbants, engrais longue durée qui ne sont pas organiques… »

L’arsenal est complet mais le combat voué à l’échec. L’herbe fine à l’anglaise, composée de quelques variétés de graminées (ray-grass, pâturins des prés et fétuques), ponctionne quantité de ressources pour un résultat dépourvu d’intérêt côté faune et flore. Obsolète, mon carré vert fluo ? A l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), Jean-Paul Sampoux le craint : « Si nous évoluons vers un climat méditerranéen, il deviendra difficile de conserver à tout prix un gazon. Ce n’est déjà pas réaliste dans les 30 km à partir du littoral méditerranéen. Avec le réchauffement, cela va remonter jusqu’à Toulouse, une partie de l’Aquitaine, dans la vallée du Rhône… »

« Un non-sens écologique »

La fin du « jardin anglo-normand qui s’est imposé dans l’inconscient collectif comme une image de bonheur », anticipe Olivier Filippi, pépiniériste à Mèze (Hérault) avec son épouse Clara – ils sont auteurs de Pour un jardin sans arrosage (2007) et Alternatives au gazon (2011) chez Actes Sud. « Au-delà de la banalisation mondiale des jardins, le gazon rendu possible par l’utilisation massive d’eau, d’engrais et pesticides, est un modèle à bout de souffle. C’est un non-sens écologique », tranche M. Filippi, qui développe une collection botanique pour des paysagistes confrontés à la sécheresse jusqu’en République tchèque, en Angleterre ou en Suède. Au fil de ses voyages d’études, le couple a découvert « des paysages remarquables sans entretien, des modèles d’anti-gazon qui ont de l’avenir quand, à Montpellier ou à Marseille, une pelouse nécessite près de 1 000 litres d’eau par mètre carré et par an ! ».

« Un gazon sans arrosage n’est possible nulle part en France », se désole le pépiniériste Olivier Filippi

Partout en France, des sécheresses plus longues, plus fréquentes, obligent les préfets à proscrire la dispersion sur les pelouses d’une eau devenue précieuse. « Or un gazon sans arrosage n’est possible nulle part en France, insiste M. Filippi. Parce qu’il lui faut de la pluie chaque semaine durant la saison de croissance, entre mai et octobre. » C’est déjà la fin des haricots, pour lui, dans l’Etat américain de Californie, soumis à sécheresse chronique : les particuliers empochent des dollars pour chaque pied carré de gazon arraché. En 2027, toute pelouse purement ornementale sera même interdite à Las Vegas.

À Lyon, en mai 2020, des habitants ont pétitionné pour que le parc de la Tête d’or, réensauvagé après deux mois de confinement, demeure partiellement en l’état. Et obtenu gain de cause. Dans les villes, la loi Labbé s’ajoutant aux restrictions d’eau et de budgets, voilà une bonne décennie qu’une « gestion différenciée » des espaces verts, selon leur visibilité et fréquentation, pousse à végétaliser sans engazonner. Un petit panneau sur la biodiversité, un coup de tondeuse traçant un chemin au milieu des herbes hautes, et hop ! les plantes spontanées ont droit de cité, sans impression d’abandon. « Les Français ont fini par comprendre, cela ne les choque pas. Et dans leurs jardins, ils ont toujours imité ce qui se fait en villes après un délai », remarque Pascal Goubier, président de l’association des responsables d’espaces nature en ville (Hortis).

Une conception du jardin chamboulée

La dernière enquête Ifop-Union nationale des entreprises du paysage (2019) l’atteste : les trois quarts des Français estiment qu’avoir un jardin permet d’œuvrer à la protection de la planète. Rien d’étonnant. Les deux tiers y ont observé des signes de changement climatique… Chez Botanic, « on voit l’évolution des demandes de conseils en magasin, d’autant qu’avec le confinement il y a eu un renouvellement de générations chez les jardiniers amateurs. Les clients ne cherchent plus le gazon parfait type anglais, de plus en plus compliqué et cher à tenir”, mais un couvert végétal. » Les meilleures ventes chez Gamm vert et Jardiland ? « Toujours le gazon classique, mais les gens engazonnent moins leur espace qu’auparavant, et achètent de plus en plus de semences de prairie fleurie et potagère, d’arbres fruitiers et de produits pour les poulaillers… » Prise de conscience écologique et refus des contraintes s’entremêlent. Les robots de tonte et les gazons synthétiques se taillent aussi un beau succès.

Le gazon, « tâches vert vif, sans âme, qu’on voit sur Google Earth, comme les piscines turquoise », selon les paysagistes James et Helen Basson

Sentant passer le vent (chaud) du boulet climatique, les semenciers se mobilisent pour des plantes à gazon plus écolo. Plus rustiques, résistant mieux à la chaleur, à la sécheresse, aux maladies, de pousse plus lente, moins exigeantes en fertilisants, plus nourrissantes pour les pollinisateurs… En magasin sont apparus des paquets de « pelouse mixte éco-alternative », ou « éco-durable », semences incluant des légumineuses comme le trèfle (nain), désormais réhabilité. Vert toute l’année, piétinable, pas du genre assoiffé, évinçant les adventices, le nouveau porte-bonheur des semenciers est un bienfaiteur du sol, qu’il améliore en lui apportant l’azote fixé dans l’air.

Sans faire de foin, les alternatives au gazon se fraient un chemin. La conception même du jardin est chamboulée. Dès les années 1990, le paysagiste, botaniste et écrivain Gilles Clément avait proclamé sa détestation des gazons, son amour des herbes folles et des taupes, du « jardin en mouvement », tout sauf lisse et figé, où le jardinier observe et guide l’évolution naturelle de la végétation, travaillant avec elle, pas contre elle. Exit la domination de l’homme sur la nature qu’enracinait le gazon.

De ce nouvel imaginaire du vert se sont inspirées les nouvelles générations de jardiniers paysagistes. Comme James et Helen Basson, ces Anglais qui nous apprennent à détester le gazon, « tâches vert vif, sans âme, qu’on voit sur Google Earth, comme les piscines turquoise ». Installé sur la Côte d’Azur, près de Grasse, depuis vingt-cinq ans, le couple de paysagistes, demandé et récompensé partout dans le monde, défend un jardinage durable, sans arrosage ni gazon – au point de refuser les indélicats qui en réclament encore.

Ce sont des jardins foisonnants, ébouriffés, réenfrichés qui illustrent désormais les magazines

« Nous pouvons créer un résultat qui s’autoentretient sur le long terme, persuade Mme Basson. Nous avons ici tellement de belles fleurs, tellement d’espèces qui poussent naturellement en massifs. Sur des paillages en graviers, nous installons des thyms, des trèfles, des graminées appelées Zoysia. Nous laissons pousser des prairies fleuries, que nous enrichissons d’arbustes pour les structurer et de quelques plantes colorées. Coupées au bon moment, elles se ressèment. » Sans le moindre green anglais, mais spectaculaires de beauté : ce sont ces jardins foisonnants, ébouriffés, réenfrichés, qui illustrent les magazines, désormais.

« Nos clients commencent à avoir ces images-là en tête », confirme, à Angers, Eddie Pineau, cogérant de Sicle, entreprise de paysagistes à vélo-cargo. Un jardin fait de parcelles variées, dont des corridors écologiques où l’on ne marche pas pieds nus. « On ne parle plus de se débarrasser des petites adventices. On diminue la surface de gazon tondu au minimum vital pour s’allonger et jouer, on laisse pousser le couvert enherbé grâce au stock de graines en place, à l’exception des chardons. Ces prairies spontanées, esthétiques et mellifères, on les fauche deux fois l’an, en laissant des petites circulations. Et sur les zones plus piétinées, on installe des couvre-sols. » Trèfles roses, thym tapissant, origan, menthe corse, buchloé faux-dactyle, véronique, dichondra, frankénie lisse, lotier corniculé… Hors du gazon, point de désert.

La forte poussée du gazon synthétique
Certains jardiniers paysagistes refusent, d’autres cèdent à la demande croissante, ces trois dernières années : le gazon synthétique cartonne. En France, il s’écoule 10 millions de mètres carrés par an de ces pelouses en plastique utilisées pour les stades américains des années 1960, avant de séduire l’Europe trente ans plus tard, puis d’investir le marché résidentiel.

Ces tapis de polymères ont gagné en réalisme, avec des brins d’herbe plus fins et plus souples. Leur prix a baissé, passant de 35 euros en moyenne le mètre carré il y a huit ans à une vingtaine d’euros aujourd’hui. Les inquiétudes sanitaires des années 2000 ont été oubliées avec l’abandon du lestage par granulats issus de pneus recyclés. L’herbe dérivée du pétrole apparaît désormais à certains comme la solution permettant d’utiliser toute l’année la « pièce en plus » qu’est devenu le jardin, y compris dans ses zones les plus ombragées.

Pas jauni au retour de vacances, ni tondu, ni arrosé, ni nourri d’engrais… Sur Internet, certains fabricants manient sans vergogne l’argument écologique. Rudy Cassenac, le patron d’Exelgreen, leader français avec Leroy Merlin, évite la confusion : « On peut remplacer le gazon naturel mais seulement sur des petites surfaces impossibles à végétaliser, et sur les balcons et terrasses. Je ne couvrirais pas 500 mètres carrés de produits plastiques… » Laissant pénétrer l’eau de pluie mais chaud en été, et nécessitant un nettoyage régulier, le gazon de polymères sur enduction latex est une matière composite pour l’instant non recyclable. Leroy Merlin comme Exelgreen assurent y travailler pour 2022.

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