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Dérogation à l’interdiction des néonicotinoïdes : le Sénat ira-t-il plus loin que le gouvernement ?

PUBLIC SÉNAT – 07/10/2020 – Par Simon Barbarit

Au lendemain du vote controversé à l’Assemblée nationale du projet de loi permettant la réintroduction temporaire des néonicotinoïdes tueurs d’abeilles pour sauver la filière betterave, au Sénat, la majorité de droite souhaite mener les débats « avec modération » même si certains veulent supprimer l’échéance de 2023 et permettre la dérogation jusqu’à ce qu’une solution de substitution soit trouvée.

Avec 313 voix pour, 158 contre, 56 abstentions, l’Assemblée nationale a adopté, mardi soir, le projet de loi polémique qui permet une dérogation à l’interdiction de l’utilisation des néonicotinoïdes tueurs d’abeille.

Au Sénat « On va avoir un vrai débat de fond sur le modèle agricole. On va le provoquer » promet Joël Labbé, membre du nouveau groupe écologiste, solidarité et territoires » avant d’ajouter : « Et cette fois-ci, je n’aurai pas besoin d’enlever ma cravate pour ça ». Une référence à son coup d’éclat de 2015. À l’époque exaspéré par le rejet de sa proposition de résolution en faveur d’un moratoire européen sur les insecticides néonicotinoïdes, le sénateur du Morbihan avait ôté sa cravate pourtant obligatoire pour les hommes en séance publique (voir notre article).

Des dérogations uniquement pour les betteraviers ?

L’examen de ce texte à la Haute assemblée à partir du 27 octobre promet, en effet, d’être animé. Deux lignes irréconciliables se font face et traversent les groupes politiques. Interdits depuis 2018, suite à la loi sur la biodiversité votée en 2016, les néonicotinoïdes sont en passe de faire leur retour via un projet de loi autorisant une dérogation jusqu’en 2023 pour la filière de la betterave. Pour rappel, la loi sur la biodiversité autorisait des dérogations à l’interdiction des néonicotinoïdes jusqu’au 1er juillet 2020, un nouveau texte de loi s’avère désormais nécessaire pour maintenir les dérogations.
Pour les betteraviers, il est urgent de revenir sur cette interdiction car les betteraves à sucre sont envahies de pucerons verts. Et les récoltes s’annoncent mauvaises, avec des baisses de rendement de 30 à 50% attendues. Toutefois, le projet de loi ne restreint pas spécifiquement la dérogation à cette seule filière car cela consisterait en une rupture d’égalité. Le ministère de l’Agriculture a assuré au début du mois de septembre seule la betterave sera concernée et qu’aucune autre filière ne bénéficiera de cette exception.

« C’est une victoire des lobbys »

« La position du gouvernement est purement scandaleuse. C’est une victoire des lobbys. On mettra en œuvre tous les moyens pour mettre un terme à cette aberration qui va à l’encontre de la démocratie » assure Guillaume Gontard, président du groupe écolo du Sénat. En effet, la loi sur la biodiversité fixait un « principe de non-régression du droit de l’environnement ». C’est sur cette base que la députée écologiste Delphine Batho avait annoncé sa volonté de saisir le Conseil Constitutionnel si le texte était voté. Il contreviendrait, selon elle, à la charte de l’Environnement inscrite dans la Constitution.

 « C’est insupportable ce chantage à l’emploi »


Nicole Bonnefoy, sénatrice PS promet elle aussi « une belle discussion » au Sénat. « « On avance dans le temps mais au final on revient au point de départ. C’est un très mauvais signe. Il y a un effondrement de la biodiversité et la seule réponse qu’on a donnée c’est une dérogation supplémentaire sur des produits qu’on a interdits il y a 4 ans (…) C’est insupportable ce chantage à l’emploi. Il s’est passé 4 ans, il fallait travailler sur des alternatives et de ce point de vue, l’industrie phytopharmaceutique n’a pas travaillé là-dessus » déplore la sénatrice PS, auteure d’un rapport d’information sur les pesticides en 2012.

« On est en train d’opposer les ruraux et les urbains sur ce sujet alors que c’est un texte responsable »

Le projet de loi divise au sein des groupes politiques. Le groupe LREM en a fait l’amer constat hier soir. 175 élus l’ont voté, mais 32 députés ont voté contre et 36 se sont abstenus. « Je voterai le texte car je suis fidèle au gouvernement et je vois d’ailleurs dans mon département qu’il n’y a pas que la filière de betterave qui est au plus mal. Il y a aussi les producteurs de colza. On est en train d’opposer les ruraux et les urbains sur ce sujet alors que c’est un texte responsable. Il y a une liberté de vote au sein de notre groupe et je ne peux pas vous assurer que tout le monde sera sur cette ligne » confie François Patriat, président du groupe Rassemblement des Démocrates, Progressistes et Indépendants (majorité présidentielle) qui comprend 23 membres.

« Il faut enlever cette échéance de 2023 »

Renforcée aux dernières élections sénatoriales, à la majorité de la droite et du centre, certains aimeraient aller plus loin que le texte du gouvernement.  C’est en tout cas ce que souhaite le sénateur LR de Seine-et-Marne, Pierre Cuypers, producteur de betteraves, lui-même. Dès la mi-juillet, Pierre Cuypers avait alerté l’exécutif, via une question au gouvernement. « L’absence de néonicotinoïdes a fait revenir le puceron vert. Dans mon département, c’est 70% de rendement en moins. Sans betterave, pas de sucre, pas d’alcool, pas de gel hydroalcoolique, pas de biocarburant… C’est 46 000 emplois directs menacés » liste-t-il. « Il faut enlever cette échéance de 2023 pour permettre une dérogation jusqu’à ce qu’on ait trouvé un produit de substitution efficace. Je ne peux pas comprendre cette polémique qui est en dehors de la réalité. À partir du moment où une plante n’a pas de pollen, les néonicotinoïdes sont sans danger pour l’homme et l’animal » assure-t-il.
Interrogé par publicsenat.fr début septembre, Joël Labbé avait une analyse diamétralement opposée « On dit que la betterave ne pose pas de souci, comme on le fait avant floraison. Mais c’est faux. Il y a la guttation : le matin, les feuilles de betteraves transportent des petites gouttelettes d’eau et les abeilles apprécient de s’en abreuver » soulignait le sénateur écologiste.

« Il faut rassurer les uns et les autres »

« Il va falloir trouver cette ligne de crête : limiter la dérogation à la filière de la betterave tout en adoptant un texte constitutionnellement solide » souligne Sophie Primas, présidente LR de la commission des affaires économiques et rapporteure du texte au Sénat. La sénatrice dit attendre beaucoup des auditions des chercheurs de l’INRA et de l’ANSES prévues la semaine prochaine. Et promet de « conduire les débats dans la modération ». « Il faut rassurer les uns et les autres. C’est un débat qui déchaîne les passions qui traversent tous les groupes politiques, opposant métropolitains et ruraux. Mais on n’est pas là pour faire le spectacle ». En ce qui concerne l’échéance de 2023, la sénatrice s’interroge encore. « Je comprends la volonté de mettre cette date pour faire accélérer la recherche et c’est un élément de réassurance. Mais est-ce qu’on ne va pas se retrouver avec le même débat fin 2022 ? Parmi les autres pistes envisagées, la sénatrice évoque la possibilité de permettre une dérogation chaque année avec un encadrement.
Nicole Bonnefoy regrette quant-à-elle que ce soit « encore une fois la commission des affaires économiques qui s’empare de ce texte, considérant que c’est d’abord une question économique ». « Alors que moi qui suis à la commission du développement durable, on considère que c’est d’abord une question environnementale, de santé et de biodiversité (…) Il faut élargir le périmètre de notre commission qui, sur un sujet comme celui-là, ne peut pas être uniquement saisie pour avis » plaide-t-elle.
En attendant l’examen du texte, Sophie Primas se rendra en Seine-Marne, vendredi pour une rencontre avec l’ensemble de la filière économique de la betterave et des apiculteurs.

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